EMILIE SATRE





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"Laisser la forme peinte..."
rencontre/discussion avec Fanny Drugeon à l'H du Siège, centre d'art contemporain Valenciennes, le 08/02/2020 (Fichier audio)

Ce qui est peint n'a d'objet véritable que la peinture
Alain Coulange, Mai 2018

Celui qui peut ouvrir des mondes à partir de rien a le monde pour lui
Entretien avec Alain Coulange, Septembre 2016

Revue-programme de l'Ensemble Intercontemporain
Entretien avec Bastien Gallet, Avril 2015

Emilie Satre : le dessin, une ascèse pour s'essayer à la légèreté
Stéphane Carrayrou, in Roven n°6, 2011

La peinture, révélateur  d'incidents à usage interne
Paul Ardenne, 2010 

Emilie Satre textes 2009-2012-2015

















Ce qui est peint n’a d’objet véritable que la peinture
Alain Coulange, mai 2018



 Pour l’édition 2018 de L’art dans les chapelles, Émilie Satre s’est vue attribuer l’espace des Bains douches de Pontivy (architecture vouée à aucun culte sinon — libre à nous d’en décider — celui du bain). Cette configuration particulière lui permet de poursuivre ses recherches sur le comportement du matériau, sur le format et sur l’échelle. La tentation d’augmenter les dimensions de l’œuvre procède chez les artistes, pas seulement américains, d’une volonté légitime. Émilie Satre avait testé des formats conséquents lors de son exposition à galerie Jean-Collet à Vitry en 20151. Plus récemment, l’exposition Mur/Murs en Corée du Sud lui a permis d’envisager, selon ses propres termes, de « transmettre toute l’énergie du corps dans la peinture »2. Le dessin porte originairement en lui une interrogation sur ses possibilités. Chez Émilie Satre, il devient peinture — grâce à l’encre — et la peinture prend l’allure d’un environnement — par effet d’immersion —. Il en est ainsi des espaces picturaux dédiés à la contemplation, tel celui des Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie. Aucune partie de l’œuvre n’exerce de primauté sur l’autre, conformément au processus et aux exigences du all-over. Ainsi l’œuvre peut-elle produire l’illusion d’un « tout sans fin », d’une « onde sans horizon et sans rivage ». C’est précisément ce qu’incarne la notion de panorama, conçue comme étendue et comme spectacle, où « l’espace, selon le mot de Giacometti, prend la place du temps ». Dans ses Notes, Émilie Satre stipule : « Parfois laisser la forme peinte… s’étendre dans l’espace architectural et dialoguer avec sa structure, ses référents. Créer des espaces paradoxaux. Convoquer une mémoire du corps, creuser, ouvrir l’espace. » C’est ce qui est en jeu et ce qui s’incarne dans le dessin de Pontivy. La forme, et à travers elle le dessin, se quitte elle-même en quelque sorte. Ce n’est d’ailleurs plus vraiment d’une forme qu’il s’agit mais d’un organisme, un ensemble plus complexe qu’une image ou qu’une addition d’images. Vu la longueur du papier à peindre, celui-ci a été enroulé sur lui-même ; la matière liquide a été comme écrasée et des pigments métalliques sont tombés sur l’encre encore fraîche. Émilie Satre dessine comme elle peint et peint comme elle dessine : au-delà des motifs et de leur extension, ce qui est peint n’a d’objet véritable que la peinture.





1 Exposition des lauréats de Novembre à Vitry 2014

2 Mur/Murs, la peinture au-delà du tableau, Musée d'Art Moderne de Gyeonggi, Corée du Sud, juin 2018







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Celui qui peut ouvrir des mondes à partir de rien a le monde pour lui
Entretien avec Alain Coulange, Septembre 2016




Tu as étudié à Rouen. Tu as séjourné en Allemagne. As-tu regardé les peintres du mouvement Abstraction-Création, notamment Sophie Taeuber ? Je te suppose un goût pour les œuvres qui émergent entre réalité et irréalité, métamorphoses, distorsions, anamorphoses ; celles de Markus Raetz par exemple ? Quelles ont été les images décisives de ton parcours ? De quoi est constituée ta culture visuelle ?



Ayant vécu à Strasbourg pendant deux ans, j’y ai pris conscience de l’importance de Sophie Taueber mais aussi et surtout de son mari Hans Arp dont le Musée des Beaux-Arts détient un fond important. Voir toutes ces œuvres rassemblées m’a vraiment marquée. Elles sont souvent disséminées au hasard des collections, on croit les connaître. Que ce soit chez Sophie Taeuber dans la couleur et Hans Arp pour les œuvres en volume, leur abstraction est très vivante. Elle se vide de l’anecdote pour se concentrer sur la fluidité de la ligne, la présence de la forme. Il y a une grande économie de moyens, une grande radicalité, une évidence et en même temps rien de figé, de rigoriste, beaucoup de souffle.
Le travail de Markus Raetz s’inscrit clairement dans la filiation du mouvement surréaliste. Dans mes premières années, je recourrais beaucoup aux détournements, aux glissements avec une dimension très onirique. Mon travail regorgeait de chimères, de créatures hybrides. Je regardais alors beaucoup les surréalistes. Aujourd’hui, je retiendrais surtout Meret Oppenheim.
Ma culture visuelle est très hétérogène. Abondamment abreuvée de peinture classique, c’est surtout celle de la période gothique et des primitifs flamands qui m’a nourrie. Pour son étrangeté, ses décalages avec le réel. Maintenant, je regarde avec de plus en plus d’intérêt le trecento et quattrocento italien, Giotto et Fra Angelico surtout. Les scènes et les décors y sont très mentaux, très stylisés. Les architectures aussi, vraiment improbables. Ce sont des pans colorés qui structurent l’espace. Les couleurs et les formes y sont des personnages à part entière. Puis plus loin de notre culture occidentale, les enluminures mogholes ou la peinture tantrique du Rajahstan. Je regarde beaucoup aussi les arts dits premiers et outsider, des figures comme Emma Kunz, Augustin Lesage. Etrangement, si on voulait tracer un fil conducteur dans tout cela, on pourrait y retrouver le lien entre la pratique et la spiritualité. Les recherches du Bauhaus m’intéressent aussi beaucoup notamment celles de Paul Klee, que j’admire beaucoup pour son œuvre graphique et ses écrits, Sonia Delaunay dans ses très grands formats, Constantin Brancusi. Plus proche de nous, des figures comme Anish Kapoor dans les premières œuvres, Wolfgang Laib, Joseph Beuys, Louise Bourgeois dans ses dessins, Tino Seghal, Silvia Bächli. Tous travaillent sur le ténu ou sur la charge. J’ajouterais à ce musée imaginaire des figures comme Agnès Martin, Ellsworth Kelly, Shirley Jaffe, Per Kirkeby, Gunter Umberg, Mark Manders.




Pour Stéphane Carrayrou, ta pratique relève du dessin, pour Paul Ardenne, de la peinture. On lit dans tes carnets : « Le papier pour ne pas se dire peinture mais dessin… ». Plus loin : « La peinture pourtant est bien là. » Paul Klee opte pour la notion de couleur : « … la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » Les enjeux ne sont-ils pas pour toi à la fois plus simples et plus complexes ? Ne recherches-tu pas à ta manière, selon une autre expression du même Paul Klee, « l'erreur dans le système » ?



Concernant cette question du dessin ou de la peinture, c’est une histoire de point de vue. En occident, tout ce qui est produit sur papier relève du champ des arts graphiques et est donc qualifié (en dehors de l’estampe) de dessin. En Asie, l’objet tableau tel qu’il a été inventé en Europe est un apport récent et étranger. La majeure partie de la production de peinture (en dehors des paravents décoratifs) se fait sur papier.
Les termes « peinture » et « dessin » font référence à la fois à un geste et à un support. L’utilisation du papier rattache ma pratique au champ du dessin. Dans mon geste, mon approche relève clairement de la peinture. Il s’agit de couleurs posées sur le papier avec les outils du peintre, je les applique avec autant de sérieux que je ne le ferais sur un tableau. Je recherche des matières, des qualités proprement picturales, certaines vibrations de la couleur.
Dans l’imaginaire occidental, même si les choses ont beaucoup bougé ces dernières décennies, le dessin est considéré comme un genre mineur. Il se place dans une marge de l’histoire de l’art. Traditionnellement, le dessin prépare à la peinture, il est le lieu de l’étude et de la recherche, du projet (dessein). Il se fait partout et dans n’importe quelle circonstances. Il prend souvent la forme du journal.
Si tant de femmes s’en sont emparées, c’est qu’il revêt cette dimension de l’intime et qu’il restait un territoire vierge que les hommes déniaient, une manière de prendre une place inoccupée du champ artistique avec les moyens dans laquelle on les confinait (s’il était de bon ton pour une femme de faire du dessin et de l’aquarelle, il était beaucoup moins accepté qu’elle fasse de la peinture).
Les jeunes générations notamment la mienne se sont ruées dessus pour son caractère mobile, modeste et adaptable. Pour ces deux raisons, je me suis lancée dans cette pratique.
Je ne dirais pas que je recherche l’erreur dans le système mais plutôt la brèche. Ce qui m’intéresse de voir dans le travail de Paul Klee, c’est l’infinie richesse de ses dessins. Le travail sur papier lui permet l’expérimentation, l’erreur, la retouche, la découpe, l’ellipse. Lorsqu’il aborde le tableau, son travail a souvent tendance à se figer, à perdre de sa légèreté et de son intérêt.
Ce genre qu’est le dessin dans la modestie de ses moyens, par le fait qu’il soit rattaché à l’idée de l’ébauche, de l’inachèvement, de genre secondaire et non définitif permet d’y évoluer avec une grande liberté




Dessiner — ou peindre — est-ce une occupation ? Tu aimes les promenades, les paysages. Pourquoi ne peins-tu pas, ou ne dessines-tu pas sur le motif ?



Plus jeune, je l’ai beaucoup fait. Ça m’a aidé à former mon regard. J’ai aussi beaucoup photographié les paysages avec un grand sérieux, en travaillant sur les cadrages, les tirages dans le labo. Aujourd’hui je photographie encore, mais avec beaucoup plus de dilettantisme. Je recherche cependant toujours le moment où le paysage s’ouvre, devient autre chose que lui-même. Aujourd’hui, peindre sur le motif ne m’intéresse plus vraiment. Il manque une distance. Il me faut plusieurs digestions, décantations du paysage, du monde, avant de pouvoir en tirer quelque chose. Je n’ai pas envie de dire un monde qui est déjà là. Je peux au mieux tenter d’en dire les brèches. Je préfère cependant observer ce qui arrive sur le papier comme j’observerais un paysage. Un paysage a sa propre logique, la peinture aussi.
Parfois, des sensations liées à des lieux remontent dans le dessin. J’aime qu’elles soient parcellaires et ouvertes, de la même manière que mes figures ne font état ni d’une personne désignée, ni d’un âge, ni parfois d’un sexe. Mes animaux non plus ne sont pas toujours reconnaissables. Ces évocations de paysages chez moi ne sont jamais situées, ni directes. Il s’agit plutôt de réminiscences, d’impressions d’immensité, de vides, de monumentalités, d’ouvertures, certaines qualités de couleurs ou de lumière.




En 2009, tu notes : « Ce qui n’a apparemment aucune place par son insignifiance, sa faiblesse et son absurdité arrête, fait écran et questionne, ouvre à la contemplation, tel le galet de Francis Ponge, le cheminement de la pomme qui finit par tomber dans Le vent nous emportera d’Abbas Kiarostami. » De quoi relève — et que révèle — ton attention pour ce qui est modeste et banal, élémentaire ou primitif (« pierre encore sauvage », dit Ponge à propos du galet) ? Cette inclinaison exprime-t-elle, paradoxalement ou pas, une certaine forme de radicalité ?



Il m’a toujours semblé plus difficile et plus fort de dire beaucoup avec peu.
Pour un peintre, travailler avec des moyens réduits, avec des champs de formes restreints ou un nombre de gestes limités oblige à la concision, à la présence maximale.
Il y a aussi une idée presque alchimique là-dedans.
Ponge ouvre des mondes à partir d’une éponge, d’une huître ou d’un savon. Depuis les choses les plus simples, il donne accès à une infinie richesse.
Celui qui peut ouvrir des mondes à partir de rien a le monde pour lui.




Dans son commentaire, Stéphane Carrayrou fait référence via Levi-Strauss aux masques. Le « vécu des dessins et de leur présentation, précise-t-il, rejoint souterrainement le vécu des masques ». On pense à Marcel Schwob : « Comme les masques sont le signe qu’il y a des visages, les mots sont le signe qu’il y a des choses. Et ces choses sont des signes de l’incompréhensible. » La tentation est-elle pour toi d’approcher, de t’approcher de l’impénétrable, de l’indéchiffrable ?



Je ne suis pas intéressée pour dire le monde tel qu’il existe déjà. Je ne cherche pas non plus à transcrire des états intérieurs. Je ne commence pas un dessin en me disant : « je vais trouver l’image la plus forte pour dire ceci ou cela ». Je me mets juste devant le papier et j’y retrouve quelque chose du monde qui vient affleurer. Un langage sans mots, sans notions définies s’y déploie. Les formes et les couleurs sont sans nom. Elles sont des présences, des vibrations, des tensions, des grouillements, des vides, des poids. Elles me permettent d’accéder à ce que je sens du monde mais que je ne peux formuler. J’y retrouve l’impénétrable et l’indéchiffrable, avec ou sans majuscules. J’y recherche ce souffle que le mouvement du monde parfois nous empêche de voir. Et puis il y a ce geste vain de confronter son corps dans ses limites à la forme émergente. Être attentif au mouvement interne, à l’énergie qui anime ce corps, à son lien avec l’image qui advient.




Tu indiques aussi dans tes notes : « Le mauvais geste, le geste maladroit ou mal à propos appellent à continuer, à transformer, à rectifier. » Partages-tu la tentation de Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » ?



Pendant une période, je commençais mes dessins par une mise en échec. Le ratage comme point de départ était une manière de tordre le cou à la dextérité et d’arriver sur de nouveaux territoires, d’être toujours en mouvement. C’est ce qui a été à l’origine des grands « bains » d’encre. Je soumets mes papiers à des déversements de couleurs, des trempages, occasionnant ainsi des accidents et des résultats difficilement contrôlables. Cette première action qui n’est pas neutre m’oblige à penser différemment le geste que j’appose ensuite. « Rater mieux » serait, dans mon cas, trouver ce point où l’accident, le ratage devient une source de mouvement, de remise en question et d’ouverture sur de nouvelles formes.
J’aime que le dessin me mène autant que je le mène. Cela implique de mettre le cerveau de côté et implique une dimension plus physique, plus intuitive.




Une définition possible et positive du décoratif mentionne ces « lignes qui ne sont exigées par aucune nécessité de construction, qui vont où leur fantaisie les mène et ne sont justifiées que par leur grâce ». Es-tu sensible à « la puissance décorative des formes », selon l’expression des spécialistes ? Qu’en est-il de la part décorative dans ton travail ?



Si on relit cette définition, les lignes sont en mouvement. Ce qui m’intéresse, c’est le mouvement qu’elles induisent chez celui qui les regarde et chez celui qui les produit. Ces lignes sont animées indépendamment du réel. Elles servent à dire autre chose. Dans de nombreuses cultures et notamment dans l’art islamique, cette fonction décorative est un chemin spirituel. Dans mon travail, je dirais que cet aspect décoratif n’est pas recherché mais découle d’une manière de travailler. Je ne recherche pas une esthétique mais plutôt un souffle, une vibration, le mouvement dans la forme.




Il semble, depuis un certain temps, que ton dessin se soit engagé plus résolument sur une voie abstraite. Est-ce inévitable d’aller vers l’abstraction lorsqu’on emprunte ce « chemin entre l’aléatoire et la règle, la forme et l'informe, la figure et le défiguré, la maîtrise et le lâcher prise, l’apparition et la dilution » ?



Passer par l’abstraction est une des étapes de ce chemin. J’ai toujours procédé par allers-retours. Je ne peux pas présager de l’avenir. La figure est plutôt de côté en ce moment mais elle n’est jamais loin.




Tes formats se sont également agrandis. S’agit-il d’une « expansion » ? « Le dessin, disait si bien Matisse, doit avoir une force d’expansion qui vivifie les choses qui l’entourent. »



Je ne sais pas si Matisse parlait de format quand il parlait de la force d’expansion d’un dessin. Je ne pense pas que le pouvoir d’expansion d’une œuvre soit lié à sa taille. Il existe des œuvres très petites qui ont un grand rayonnement et en ce sens une grande force d’expansion. Cela provient souvent de leur monumentalité, c'est-à-dire de la manière dont la forme prend l’espace, voire en déborde, pousse les bords du dessin vers un au-delà de la surface, un hors champ. Ce pourvoir d’expansion peut aussi être le fait d’une forme très chargée, très contenue, très dense qui aspire vers elle tout ce qui peut être autour, comme un trou noir.
En ce qui concerne mon rapport au format, le recours à une plus grande échelle, et récemment aux peintures murales est une manière d’impliquer le corps différemment (le mien et celui du regardeur). J’invite ainsi à une approche moins cérébrale, faisant appel à la mémoire corporelle.




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Revue-programme de l'Ensemble Intercontemporain
Entretien avec Bastien Gallet, Avril 2015




Comment avez-vous choisi (selon quels critères) les dessins qui figureront dans la brochure ? Forment-ils une série cohérente ?



Si les dessins proposés ont fait l'objet d'un choix commun lors de la publication de la brochure, j'ai cependant principalement proposé des pièces faisant écho à des sensations, des questions ou des visualisations survenues en assistant aux concerts de l’ensemble intercontemporain tout au long de cette saison. Ils mettent en jeu des principes de construction liés au motif, à la vibration, à l'espace et la respiration, aux strates, aux marges, à la périphérie. Ils engagent une certaine idée du corps et de la perception.
Pour en venir à la question de la série, ce n'est pas une notion que je développe en tant que telle dans le sens ou il pourrait y avoir un type de dessin qui suivent tous un même programme. Je parlerais plutôt de récurrences, de motifs ou de manières de procéder (stratification, coulées, effacement, répétition de formes simples) Il y a des éléments qui reviennent mais a chaque fois je change des paramètres pour continuer à avancer. A l'idée de série je préfère l'idée de cheminement en spirale. Je reviens à certains processus ou typologies de formes à plusieurs années d'intervalle parfois. On ne peut pas parler de série car l'ensemble du travail a changé et je les envisage tout autrement à chaque fois.




Vous arrive-t-il de dessiner à l’oreille ou en musique? A l’écoute de quelles musiques en particulier ?



Je ne travaille pas particulièrement à l'oreille si on peut entrendre par là que le dessin viendrait en illustration ou qu'il suivrait un rythme, une couleur qui seraient dictés par la musique. Je travaille par contre le plus souvent en musique. Si la musique est quasiment indisociable du travail de l'atelier,je ne peux travailler qu'avec un certain type de musiques. Il s'agit de musiques qui sont pour la plupart peu descriptives, rarement mélodiques et souvent répétitives, en général riches en timbres. Ce sont souvent des musiques qui provoquent une certaine qualité d'écoute et altèrent ou aiguisent la perception. Souvent aussi, elles engagent le corps et la pensée dans un certain état de transe. Il se crée une chimie particulière. La concentration de l'atelier permettant une écoute très particulière et affinée, la musique créant un écrin privilégié à l'observation et à l'éclosion de la pensée. Le répertoire spécifique à l’atelier est très ecclectique. Il comprend beaucoup de musique electronique ambient ou minimaliste. Des choses parfois pointues parfois potache allant de choses assez conceptuelles jusqu’à de l’electro en 8bit, chez mes préférés on trouve Felix Laband, Boards of Canada, Matmos, Oren Ambarchi, Etienne Jaumet, Sync24, Tarwater, du rock psychédélique avec Pink Floyd dans sa toute première période ou Soft Machine, du Krautrock et des gens comme Neu, Can, Tangerine Dream ou Kraftwerk, puis des figures assez inclassable comme John Zorn. Au milieu de cela je reviens aussi fréquemment à des pieces pour clavecin de Bach, des sonates de Scarlatti, certaines sonates pour piano de Mozart, des pièces chantées de Carlo Gesualdo, John Dowland ou John Blow ou encore de Benjamin Britten, aux minimalistes américains notamment Terry Riley, Meredith Monk, Philip Glass ou a des compositeurs comme Ärvo Pärt, Morton Feldman, Luigi Nono, Sofia Gubaidulina.




Diriez-vous que vos dessins ont quelque chose musical et en quel sens? Un rythme ou une tonalité par exemple ?



J'ai du mal à dire que mes dessins ont quelque chose de musical. En réalité, je ne pense pas les choses en ces termes et ce n’est pas à moi d’en juger. Il est vrai par contre qu'il existe des problématiques communes qui se posent dans des termes similaires.




Existe-t-il des rapports entre dessin et musique, et plus spécifiquement entre vos dessins et des musiques?



On peut effectivement trouver des liens entre la musique et le langage plastique. Certaines problématiques formelles peuvent trouver écho dans l’une ou l’autre. Nous manipulons des gammes, des tonalités, des amplitudes, des textures, des transparences ou des recouvrements. Il est souvent question de motifs, de rythmes, de répétitions, de symétries, d’écho, de ruptures, d’harmonies et de dissonances, de vides ou de silences, de saturations. Dans le champ de la musique comme de la peinture, il y a aussi des pièces intimistes, des pièces narratives ou abstraites, des formes courtes, des pièces construites, des pièces polyphoniques, des formes longues.
Certaines musiques ont fortement transformé ma pratique, que ce soit dans ce que leur expérience lors de concerts m'a permis d'entrevoir ou lors de leur écoute dans le contexte de l'atelier. Le premier choc a été lors de soirées sur les minimalistes américains à l'opéra de Rouen où étudiante j'ai découvert en même temps Steve Reich, Philip Glass, John Cage et Terry Riley dont le disque « A Rainbow in Curved Air » dans la collection de vinyles de mes parents, a été à la première écoute toute jeune une énigme et une étrange découverte (il fait maintenant partie de mes disques préférés).
La relation très particulière de cette musique au temps et à la perception m'a permis de découvrir et d'apprécier la musique indienne, les musiques de gens comme Morton Feldman, Luigi Nono et aussi la scène électronique dans laquelle j'ai été baignée ensuite à Berlin.

J'ai pu clairement faire des liens entre l'abstraction en musique et en art plastique et envisager le motif et sa déclinaison comme une source inépuisable de renouvellement, la variation comme une mise aux abois de l'attention et de la perception, considérer l'importance des vides, des intervalles.
Mon travail a perdu son aspect narratif et a pris une dimension plus abstraite, plus physique aussi.




Comment commence un dessin? Comment se finit-il ?



Un dessin commence toujours avec une idée assez vague, une direction, une intuition. Je sais rarement ce que je vais trouver au final. Ce n'est pas là que je cherche. Je ne cherche pas à atteindre une image précise. Je me donne par contre des outils ou des modes d'emploi pour avancer, des règles du jeu. Des principes formels qui me permettent de découvrir des formes, d'arriver sur de nouveaux terrains. Je décide par exemple d'un type de formes ou de mode d'action, d'une gamme de couleur, ou encore d'un instrument. Ensuite je suis un chemin en déployant ces principes de manière plus ou moins littérale ou libre. La règle étant plus un point de départ, quelque chose qui me permet de lancer le processus. J'estime qu'un dessin est achevé non pas lorsqu'il correspond à une image préconçue (sinon le chemin ne vaudrait pas la peine d'être parcouru) mais lorsque le dessin trouve un point d’équilibre. Le point d'équilibre ne devant pas être trop statique pour que le dessin garde en suspend des questions et soit ouvert sur un prochain qui poursuivra la route.




Y a-t-il une part d’improvisation dans l’acte de dessiner ?



On peut tout à fait dire cela dans la mesure où l'improvisation en musique (et aussi dans le théâtre de masque par exemple) se déroule dans un cadre très précis. C'est en s'appuyant sur des motifs, des tonalités, des gammes, un tempo en musique, des caractéristique physiques, sociales et psychologiques pour le jeu de masque que l'on peut s'autoriser une création à la fois inépuisable et cohérente. De la même manière, dans mon travail, des principes très simples (un type de forme, une manière de procéder) suivant l’angle par lequel on les aborde se révèlent d'une richesse infinie.




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Émilie Satre : Le dessin, une ascèse pour s'essayer à la légèreté
Stéphane Carrayrou, in Roven n°6, 2011




Le dessinateur voit avec ses mains plus encore qu’avec ses yeux. C’est dans la puissance traçante du trait lui-même qu’il faut chercher l’origine du dessin. Telle est en tout cas l’hypothèse que propose Jacques Derrida dans «Mémoires d’aveugle» (1). Il y établit une analogie entre la canne guidant l’aveugle et le crayon guidant le dessinateur. Et suggère comme destination suprême du regard, non pas la vision, mais l’imploration.
Cette conception du dessin trouve une singulière résonance dans la pratique
d’Émilie Satre. Tel qu’elle l’envisage, le dessin n’est en effet jamais la transcription d’une forme pré conçue. Il procède du geste même de tracer et d’une forme de décantation mentale. Dans sa manière d’aborder l’acte de
création, l’important est de se placer dans une attitude de réceptivité,
d’accompagner l’émergence de la forme, d’observer ses transformations, de
suivre le travail de la couleur et de l’eau sur la feuille de papier, d’éprouver sa résistance et finalement de se glisser dans le déroulé du temps. Dans une
attitude tout à la fois de lâcher prise et de légèreté entretenue.
Cette gestation est vécue par Émilie Satre moins comme une anamnèse que
comme un cheminement et une forme d’ascèse. « Il s’agit d’être dans l’instant, dans le trait », dit-elle dans ses carnets. « Je m’acharne à rechercher les équilibres précaires, comme autant de petits miracles » (2).




À la lisière de la figurabilité, au risque de la géométrie.


Même lorsqu’il y a une figure repérable, sa forme n’est ni préméditée, ni définie précisément. Elle semble toujours en instance de transformation. On repère bien ici et là des figures hybrides, mi-animales, mi-végétales et mi-humaines, avec des bras en forme de branchages ou des membres - bulbes ; comme aussi des figures doubles, accolées, jumelles ou en miroir ; des corps encapuchonnés, avec des enveloppes successives, telles des mues ; des larmes plus ou moins abstraites ; des figures masquées… Et pourtant on reste toujours à la lisière de la figurabilité. À certains moments, on a la sensation d’évoluer dans un univers proche de l’animisme ; dans lequel l’enjeu est de se relier à l’esprit des choses se manifestant sous des apparences et des traits variés. Ce n’est qu’en suivant les lignes d’intensité s’inscrivant à la surface du papier que l’on peut espérer ressentir la charge de ce qui est dessiné.
La figure revient en force dans le travail d’Émilie Satre après une relative éclipse de quelques années, au cours desquelles elle a pratiqué des dessins plus abstraits. Ce furent d’abord, à la fin de ses années berlinoises des dessins à base d’entrelacement ou d’imbrication de lignes, de sédimentation et de recouvrement de couleurs, dans lesquels des formes organiques ou végétales apparaissaient parfois. Le sens de lecture s’effectuait sur la base d’une forme de porosité et de circulation entre le dessus et le dessous. Des affleurements, des remontées de couleur travaillaient l’espace du papier, comme pour permettre au regard d’en pénétrer la surface. Mais les reliquats narratifs étaient déjà comme absorbés dans les linéaments du trait, dans le corps de la couleur. Ce furent surtout, dans les années 2007-2010, des grands formats à base de structures plus ou moins géométriques, à fort potentiel décoratif. Le principe consistait à se fixer, au démarrage d’un dessin, une contrainte. D’une manière significative, là où la plupart des autres dessins restent « sans titre », ces séries de dessins plus systémiques portent des titres renvoyant au processus même de leur élaboration. C’est notamment le cas des séries intitulées « Interférences », 2007 et « Spiegel », 2008-2009. La main y est mise « au défi de la géométrie ». Réalisées sans tracé préalable et sans aucun recours aux instruments du géomètre, ces structures géométriques parfois fort complexes, à base d’agglomérats, de lignes concentriques ou de symétries constituent autant de défis qu’Emilie lance à sa propre dextérité. Assumant pleinement les approximations de l’exercice, elle parle de cette tentative de dénouer la complexité de la forme comme une manière indirecte de se confronter à la complexité du monde.
D’autres séries sont basées sur des principes de lignes ou de réseaux -
notamment dans la série des « Contournements », 2008 – ou encore de points, de taches, de liaisons, comme aussi de ratures, de coulures, d’effacements, en particulier dans les séries des « Washed confettis » et des « Washed landscapes ». Le mode opératoire de ces derniers dessins fait qu’il s’agit « de prendre l’aléatoire et la non maîtrise comme les points de départ à partir desquels le dessin va se structurer. L’extrême saturation en eau mettant en péril la résistance du papier, elle oblige à être extrêmement attentif aux équilibres qui se forment ». Si, par sédimentation de jus colorés, le dessin finit par affecter la forme d’un paysage, c’est au final plus d’un paysage mental et intérieur qu’il s’agit.
Dans l’ensemble des dessins avec contraintes, le dessin est concrètement vécu comme une façon d’éprouver le lent écoulement du temps. Cette structuration du travail par la répétition de gestes est un secret hommage qu’Émilie Satre rend à des générations entières de femmes et d’artisans qui, de par le monde, ont occupé une part significative de leur vie à des ouvrages de tissage, d’artisanat ou de décoration. En nouant des fils, en reliant des lignes ou des motifs ornementaux à d’autres, Émilie Satre éprouve combien ces gestes simples ont contribué à entretenir les valeurs de l’hospitalité et du don.




De la valeur de la structure


Au fil de la réalisation de ces dessins avec contraintes, Emilie comprend aussi la valeur de la structure, de la structuration de la surface d’un dessin. Tous les moyens sont bons pour y parvenir : par accumulation, par constellation, par contournement, par mise en miroir, par épanchement de matière colorée, par pression sur la réserve d’eau d’un pinceau… Forte de cette expérience, lorsqu’elle revient à une forme de figurabilité, elle envisage le placement du motif solidairement avec une surface ou un fond. Désormais une figure ne peut plus exister seule sur le blanc du papier ; elle ne peut exister que par adossement à d’autres figures ou par inscription dans et sur un espace. Cette expérience, elle la met aussi au service de la conception d’ensembles constitués de dessins, soit à titre pérenne, soit temporaire, le temps d’une exposition. À compter de son accrochage au Salon « Drawing now » du printemps 2011, elle teste en effet d’autres modes de présentation. Là où elle évitait soigneusement jusque-là les répétitions de motifs au sein d’une même exposition, elle s’autorise dorénavant à jouer d’assonances, de mises en écho ou en résonance entre des dessins. D’un accrochage à l’autre, elle joue d’écarts, de renversements, de différentiations.
Aucun schéma prédéfini n’est plaqué sur le lieu, tout est perpétuellement redéfini en fonction des dimensions et des caractéristiques du mur et de l’espace d’accueil. Dès lors une forme de musicalité s’instaure au sein de chaque accrochage, et d’un accrochage à un autre.




Quand le vécu des dessins vient à rejoindre le vécu des masques


Tant pour Émilie que pour nous regardeur, ce « vécu » des dessins et de leur
présentation rejoint souterrainement le « vécu » des masques. Un masque prend vie quand il rencontre la personne à qui il correspond. Il permet à la personne qui le porte d’aller à la rencontre d’une face cachée d’elle-même, de quelque chose qui la dépasse. En se chargeant de sa force et de ses traits, il y a une sorte de transmutation d’énergie.
À ce stade de notre exploration, l’analyse menée par Claude Lévi-Strauss des
différents modes d’interprétation des masques peut rejoindre notre propos (3) :
« Un masque n’existe pas en soi ; il suppose, toujours présent à ses côtés,
d’autres masques réels ou possibles qu’on aurait pu choisir pour les lui
substituer. (…) Un masque n’est pas d’abord ce qu’il représente mais ce qu’il
transforme c’est-à-dire choisit de ne pas représenter. Comme un mythe, un
masque nie autant qu’il affirme ; il n’est pas seulement de ce qu’il dit ou croit dire, mais de ce qu’il exclut ». On pourrait paraphraser point par point ce qu’énonce ici Claude Lévi-Strauss et l’appliquer aux dessins d’Emilie Satre…
Quand on se retrouve face à un mur de dessins d’Emilie Satre, aucun élément n’est interprétable isolément. Au premier regard, on repère surtout les disparités, les dissemblances. L’ordre caché sous-jacent qui les relie se laisse pressentir plutôt que de se donner au premier regard. Il se construit au fur et à mesure des progrès de l’observation, à partir de l’inventaire patient des différences, des écarts et des analogies que nous repérons. On perçoit, d’abord confusément, puis de plus en plus clairement que les structures et les liens par lesquels les dessins sont ici assemblés ne sont pas imposés du dehors. À tout instant, un autre ordre est possible ; que nous avons nous-même la liberté d’instaurer par le déplacement de notre corps et de notre regard face aux dessins, en créant de nouvelles variations, de nouvelles grilles de lecture, de nouveaux montages, en vertu de phénomènes d’attraction ou d’éloignement réciproques.




La traversée des images


Tout en condensant sous une forme brève une expérience du monde, chacun des dessins d’Émilie Satre ne prend son sens que dans la relation qu’il établit avec tous les autres. Dans la danse qu’ils tracent ensemble dans l’espace, ils
constituent les éléments d’une sorte de dramaturgie à « entendre avec les
yeux » et à « prononcer avec la bouche de dedans ». (Valère Novarina) (4). 

Tout comme les pièces de théâtre de ce dernier, les dessins d’Émilie Satre parlent de « ce dont on ne peut parler, de choses traversées et indescriptibles, d’états de perte, de stupeur, d’étrangeté, de pensées dont les mots manquent, de l’étonnement d’être un animal tombé ici, parlant, malade du temps, avec la sensation parfois que tout le monde est à l’envers, d’avoir à porter son corps hors de soi… » (5). In fine, ce qui importe, ce ne sont ni les mots, ni les images, c’est « leur mouvement, leur respiration. Ce qui importe, c’est la traversée ». (6).

Dans le cheminement sans boussole qu’ils nous proposent, les dessins d’Émilie Satre nous rappellent que, tant dans la pratique que de la contemplation des ouvrages d’art, c’est surtout la traversée qui est féconde ; aussi bien la traversée que nous effectuons dans et par les images, que la traversée que par elles nous effectuons en nous-mêmes. À ce jeu, ce qui s’expérimente, pour l’artiste comme pour nous regardeur, c’est une forme d’écoute ; tout à la fois une écoute de soi et une écoute de l’animation bruissante du monde.







(1) Jacques Derrida, « Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines », Paris, Ed. Réunion des Musées nationaux, 1990.

(2) Émilie Satre, notes de travail (2007-2010).

(3) Claude Lévi-Strauss, La voie des masques, Paris, Librairie Plon, 1975, pp. 123 et 124 de l’édition «Pocket ».

(4) Valère Novarina, Réponses à huit questions de Philippe Di Meo, entretien paru initialement dans « Furor n°5 », Lausanne, 1982, repris dans Le vrai sang, Paris, éditions Héros-Limite et P.O.L, 2006, p. 13.

(5) Valère Novarina, s’entretenant avec Jean-Pierre Klein de sa pièce Le Discours aux animaux, op. cit. p. 30. Entretien paru initialement dans « Art et Thérapie n° 26-27 », Paris, 1988.

(6) Valère Novarina, L’inquiétude rythmique, op. cit. p.33. Entretien avec Yan
Ciret, paru initialement dans « Cripure n°9 », Paris, 1993.




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La peinture, révélateur d’incidents à usage interne
Paul Ardenne, 2010




Les peintures d’Émilie Satre ont pour elles leur immédiateté intrigante, leur propos elliptique mais nourricier, leur laconisme sans gravité mais non sans intérêt, visuel comme intellectuel. Domaine de l’expression énigmatique ? Nul autoritarisme en tout cas dans les formes en général abstraites et toujours fluctuantes livrées par l’artiste, invariablement sur papier, des formes que n’encombre pas la question du frontal ou monumental et où la peinture se profile comme une offre autant mentale que plastique. « Tout dans mon travail a cette dimension de la prise de note, non de l’achèvement mais de la déambulation », explique Satre, artiste française de trente ans déjà repérée pour la rigueur sans faille de sa méthode et les rafraîchissants effets visuels de sa peinture. « Un médium simple, la feuille de papier, des couleurs à l’eau me permettent de me concentrer sur la pensée en train de se développer, sur le caractère non définitif et non défini des formes qui se déposent à la surface du papier ».

Taches aux accents coloristes, parfois accompagnées d’une coulure, grilles et réseaux de lignes peintes, formes tentés par la géométrie euclidienne mais demeurant toujours manuellement tracés (Cristal-Approximation »), avec une visible indifférence pour l’organisation stricte (Sans titre (Obstacles))… Émilie Satre ne constitue pas à proprement parler une « imagerie ». Ses peintures ne décrivent rien, n’illustrent rien, comme déliées du visible et des recherches focalisées sur la question de l’apparence. Ce sont des formes, un jeu de formes, plutôt, le résultat, aussi, d’une activité. « Plus que d’une volonté de produire des objets visuels signifiants, mon travail relève du cheminement, de l’expérimentation des formes, de leur transformation et de leur résistance ». Le travail pictural de Satre ne recherche en rien l’originalité, pour cette raison : s’il est une confrontation d’abord avec la forme émergente, toujours neuve et inattendue, parée du mystère de son organisation plastique, souvent plus aléatoire que contrôlable, il est aussi un travail sur soi et, comme tel, un « ramasse-tout ». Peindre comme l’on s’interroge sur le sens d’être là et non ailleurs, sans mot dire, pour soi-même, dans une perspective auto-cognitive faisant de l’exercice de la création l’équivalent d’une prospection psychique.

La perspective d’Émilie Satre, que soutiennent les principes moteurs de l’irruption et du dépassement, est poétique jusqu’au sens le plus profond de ce terme, contre toute programmation. Méthode honnêtement phénoménologique que celle-ci, le résultat de l’œuvre « peint », à l’occasion, se révélerait-il décevant, raté. La création plastique, ici, peut venir brouiller toute certitude. La vérité du monde ? Non merci. Autrement excitants, tout compte fait, s’avèrent « équilibres précaires et petits miracles » dont l’artiste crée pour tenir le compte improbable. En parfait accord avec les formes « sans forme » offertes par l’œuvre, la méthode d’Émilie Satre entend se lire immédiatement dans ses créations mêmes, à cœur, sans dissimulation. Cette méthode, on l’aura reconnue, c’est celle de la « marche à la forme », modèle d’activisme rôdé par Paul Klee, dès les années 1920, que Satre reprend à son compte pour pousser plus loin l’aventure. Dans le sillage du maître bernois, Satre ne fait pas problème – ni ne se torture – de ne pas avoir décidé d’avance ce qu’est l’« art », et de ne pouvoir nous révéler comment et sous quelle forme nécessaire advient ce dernier. Nulle intention mimétique : l’artiste, ici, s’occupe surtout de peindre par rebonds, d’une forme à l’autre, d’un trait à l’autre et de façon graphique, signe après signe, sans revenir forcément sur le « déjà peint » et le reprendre. Ce qui est donné est donné, trop tard pour la négociation. Peinture « à l’instinct » que celle-ci, aurait-on dit jadis. Peinture avançant à tâtons, plutôt, ourlée en fonction de l’envie qui passe, de velléités d’expression qui peuvent à tout instant changer.

Peindre comme on se balade dans un bois touffu, où manquent les repères, en se mouvant sans boussole mais avec le projet d’avancer, toujours. Le risque encouru, mais non fatal, est de se perdre : il faut que peindre soit, a minima, un frisson, moment propice à l’interrogation, resterait-elle sans réponse – qu’est-ce que la forme, l’art, l’envie de créer, le sentiment d’achèvement ou d’inachèvement ?, quand y a-t-il plénitude, échange avec l’œuvre, dépit, satisfaction, colère... ? Seul compte le potentiel, tout bien pesé, contre l’idéologie, le formatage et la recherche calculée des effets. L’œuvre, chez Émilie Satre, résulte de conflits rarement conscients, de décisions moins méditées qu’épidermiques, mixte de sérieux et de dilettantisme, de volontarisme et de dépit, de maîtrise et de maladresse. Je peins parce que j’existe, je peins pour exister mais à dire vrai, je ne sais pas comment j’existe, ni pourquoi. Par extension : pas plus ne sais-je pourquoi je peins. Une donnée est sûre, du moins : s’occuper de peindre, c’est prendre pied dans le temps, ne pas l’occuper en vain, c’est un peu, le moins mal possible, être.




 




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Le papier pour ne pas se dire peinture mais dessin, dessein, chemin de la pensée en marche, de la pensée en spirale. Pour ôter la distance, ne pas faire objet mais faire corps. Pour rester fragile, pour ne pas faire épaisseur. Pour rester dans le mouvement, ne surtout pas faire image, rester dans l'inachèvement et l'accomplissement toujours possible. Pour que tout ce qui se dépose laisse trace. Pour rendre le repentir impossible.
Le papier est une arène. Rester en éveil.

La peinture pourtant est bien là.

Et toujours ce chemin sinueux vers la forme. Silencieuse, muette, d’où la figure s'est retirée mais qui souvent en laisse trace, sédiment.

Déplier des motifs. Partir de formes ou de modes opératoires simples, opter pour des couleurs restreintes.
Je cherche a atteindre des équilibres qui tiennent à la fois de la grande stabilité (symétries, répétitions, additions ordonnées de plans colorés, colonnes …) mais aussi, et peut-être surtout, du moment ou cette stabilité est sur le point de chavirer, est rompue (tracé main, ouvertures, ruptures de rythme, incohérences, brouillage des plans …) pour que de cette stabilité naisse le mouvement, pour la remettre en doute.

La peinture se dérobe autant qu'elle ne donne à voir. Rassurante et opaque. Chemin et fermeture. Surface et profondeur.
Une avancée à tâtons dans la forme sans se préoccuper du but.
Répéter, répéter des formes, répéter des gestes et les reformuler sans cesse.
Éprouver le temps, la perte, pour laisser la volonté signifiante de côté.

Le dessin est un rituel, une transe, un vertige.  


                                            e.s  2015






Ma pratique picturale est une errance, une « promenade » se refusant à toute préméditation, l’enjeu étant dans le présent de l’image en train de naître et l’observation de ses métamorphoses, dans le dialogue constant entre la forme et l’informe, la pensée et le mouvement.
Le dessin m’oblige à une conduite humble. Il s’agit d’être dans l’instant, dans le trait.
Un médium simple, la feuille de papier, des couleurs à l’eau me permettent de me concentrer sur la pensée en train de se développer, sur le caractère non définitif et non défini des formes qui se déposent à sa surface. Les couleurs et les formes se voilent, se superposent. Elles se couvrent, se diluent ou s’effacent. Le mauvais geste, le geste maladroit ou mal à propos appellent à continuer, à transformer, à rectifier. Le dessin se transforme jusqu’à son point d’équilibre.
Plus que d’une volonté de produire des objets visuels signifiants, mon travail relève du cheminement, de l’expérimentation des formes, de leurs transformations et de leur résistance.
La forme courte qu’est le dessin pousse à l’intensité du questionnement et de l’observation. Elle permet de se focaliser sur une pensée, un phénomène, une expérimentation - la ligne, la masse, le recouvrement, la dilution, le motif généré par une imbrication de formes géométriques, le ratage et sa récupération, la figure qui au détour demande à apparaître.
Je ne cherche pas à créer des formes. Mon travail se situe plutôt dans une attitude d’observation de leur apparition, à la manière de phénomènes. Ainsi du paysage formé dans un tapis de mousse, du dessin que forment les déplacement des bigorneaux au fond des flaques des rivages rocailleux, des formations cristallines, de l’apparition des figures dans les rêves, les réminiscences.
Dans notre monde de l’image le plus souvent forte, accaparante, didactique et toute puissante mais qui se vide de son sens aussitôt qu’elle l’a révélé, je m’acharne à rechercher les équilibres précaires comme autant de petits miracles. Ce qui n’a apparemment aucune place par son insignifiance, sa faiblesse et son absurdité arrête, fait écran et questionne, ouvre à la contemplation, tel le galet de Francis Ponge, le cheminement de la pomme qui finit par tomber dans «le vent nous emportera» d’Abbas kiarostami.

E.S 2009






Dans une société de l’image reine, spectaculaire et de plus en plus virtuelle, j’opte pour des matériaux désuets, fragiles et informés directement par le corps. Le recours à la céramique, la porcelaine ou encore au papier, dans mes gouaches et dessins, sont autant d’actes dérisoires de résistance.

Les pensées et ruminations qui se déposent quotidiennement à la surface du papier ou se matérialisent dans les sculptures, sont des réminiscences, des résidus d’images, détachées, agglomérées, distordues, entre fixation, rêverie, introspection et digression ironique. Elles font apparaître des figures et non-figures polymorphes et inachevées, en métamorphose et donc en attente de définition. Dans leur indétermination, elles se dérobent de manière ironique à la nomenclature.

Italo Calvino dans les « leçons américaines » propose la métaphore de la haie au-delà de laquelle on ne perçoit que le ciel. Ainsi, mon travail dérobe plus qu’il ne donne à voir. Il est autant de questions.  L’ellipse, l’entre-deux, le hors champ, le recouvrement et la saturation deviennent alors des ouvertures, des passages. Au moment de l’accrochage, cette pensée du vide comme continuum, comme espace de la relation prend tout son sens dans l’élaboration d’un réseau de liens dans l’espace entre les sculptures et les dessins.
E.S 2007



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©Emilie Satre